Pourquoi Groen semble-t-il en forme?

13 juni 2018 - John Pitseys en Luc Barbé - Les @nalyses du CRISP en ligne

Le 13 octobre 2017, une conférence de presse importante est organisée à Anvers. Dans le cadre des élections communales programmées un an plus tard, les écologistes flamands de Groen, les socialistes du SP.A et des candidats indépendants annoncent le lancement d’un nouveau projet politique, Samen (Ensemble). Wouter Van Besien, député flamand et ancien président de Groen, est présenté comme tête de liste. Un duel électoral se dessine alors dans la première ville de Flandre entre Bart De Wever (N-VA), le bourgmestre sortant et président du premier parti flamand, et Wouter Van Besien, les socialistes ou même le vice-Premier ministre chrétien-démocrate Kris Peeters (qui emmènera la liste CD&V) étant réduits à jouer les seconds rôles. Un représentant de Groen pourrait donc devenir bourgmestre d’Anvers, hypothèse a priori impensable dans une ville qui est restée socialiste pendant des décennies et dont le bourgmestre N-VA depuis 2012 est omniprésent.

Mais trois mois plus tard, Groen se retire de Samen, suite au refus de la section anversoise du SP.A d’accepter le retrait de Tom Meeuws (SP.A) de la liste de cartel, celui-ci étant accusé de malversations financières. Les socialistes et les écologistes néerlandophones se présenteront dès lors sur des listes électorales distinctes.

Si les perspectives d’un duel électoral et médiatique focalisé sur l’affrontement entre Wouter Van Besien et Bart De Wever s’estompent aujourd’hui, l’épisode Samen illustre un phénomène singulier. Pour la première fois de l’histoire politique de la Flandre, un parti écologiste est en mesure de se présenter dans le débat public comme le principal parti d’opposition. Certains sondages placent Groen en quatrième position, derrière les partis au pouvoir en Flandre (N-VA, CD&V et Open VLD), voire en troisième place, devant les libéraux.

Quels sont les éléments tangibles de la croissance des Verts flamands ? Quels sont les raisons internes et les facteurs externes de cette croissance supposée ? Quelles seraient les conséquences pour le paysage politique flamand de la confirmation éventuelle de cette tendance lors des scrutins de 2018 et de 2019 ? Enfin, en quoi ce mouvement est-il révélateur de l’évolution contemporaine de l’espace public en Flandre ?

 

Un parti manifestement en bonne santé

Passant de 7,0 % en 1995 à 11,0 % en 1999 à la Chambre des représentants, Agalev[1] a pu accéder pour la première fois au gouvernement fédéral et au gouvernement flamand. Mais cette expérience s’est avérée douloureuse sur le plan électoral et les Verts flamands sont retombés à 3,9 % en 2003, perdant tout député fédéral. Le 15 novembre 2003, le parti change de nom et devient Groen![2]. Il remonte peu à peu la pente et obtient 8,6 % des voix flamandes lors de l’élection de 2014.

En recul constant depuis 2003, le SP.A demeure actuellement le premier parti de gauche en Flandre. Avec 14 % des voix en Flandre en 2014, il dispose de plus de parlementaires que Groen au sein de la Chambre et du Parlement flamand[3]. Toutefois, Groen apparaît de plus en plus comme le principal parti d’opposition aux yeux des médias[4]. Fait inédit jusqu’il y a quelques années, les parlementaires écologistes sont régulièrement sollicités pour participer à l’émission « De Zevende Dag » sur la VRT, qui reste probablement l’émission politique la plus importante en Flandre.

La présence médiatique d’un parti ne suffit cependant ni à en expliquer ni à en caractériser la croissance politique. D’autres éléments tangibles viennent appuyer le constat de croissance. Alors que Groen comptait 5 100 membres en 2010, le parti vert flamand en recensait environ 9 300 fin 2017, sans que les conditions d’adhésion au parti aient été modifiées. Dans les derniers sondages, Groen bénéficie d’intentions de vote oscillant entre 10,4 % et 14,7 % des opinions exprimées en Flandre. Le dernier sondage paru attribue quant à lui 12,4 % aux écologistes flamands, en augmentation de 2,0 % par rapport à mars 2018[5]. Bien qu’il faille tenir compte de la marge d’erreur des sondages et de la volatilité de l’électorat néerlandophone, ces résultats sont nettement supérieurs à ceux obtenus lors des élections de 2014. Fait inédit, certains sondages de 2017 placent Groen devant l’Open VLD et le SP.A, ce qui ne s’est jamais produit lors d’un scrutin. Enfin, un sondage sur les préférences politiques des Anversois a également marqué les esprits. Celui-ci accordait 26,1 % des intentions de vote pour la N-VA, 24,2 % pour Groen, tandis que le SP.A, le CD&V et l’Open VLD obtenaient respectivement 13,6 %, 10,2 % et 6,4 % des préférences exprimées[6]. S’il ne s’agit que d’un sondage, ses résultats ont renforcé l’idée que Groen pourrait devenir le principal concurrent électoral de la N-VA dans la Métropole. Si les élections de 2019 sont encore loin, il n’est donc pas exclu que le parti écologiste flamand obtienne alors les résultats électoraux les plus élevés de son histoire. Ceux-ci pourraient même dépasser les scores du SP.A, de l’Open VLD voire du CD&V, hypothèse inenvisageable jusqu’il y a peu.

 

Un paysage politique qui évolue

La bonne forme de Groen représente-t-elle un phénomène conjoncturel ou témoigne-t-elle d’une évolution structurelle du paysage politique flamand ? Au cours des trente dernières années, l’électorat flamand est devenu de plus en plus volatil. Ainsi, 41 % des électeurs flamands ont modifié leur votre entre 2010 et 2014[7]. Plusieurs éléments de réflexion laissent penser que la croissance manifeste de Groen accompagne et renforce cette évolution politique de la Flandre.

La montée en puissance de Groen est sans doute liée à divers choix tactiques et à quelques facteurs conjoncturels. Le parti écologiste est plus présent dans les médias traditionnels et investit avec méthode les réseaux sociaux de première (Facebook, Twitter) et deuxième génération (Instagram). Il est parvenu à imposer son casting politique à l’espace public flamand. Si Kristof Calvo est le plus visible des parlementaires verts flamands (y compris dans les médias francophones), plusieurs de ses collègues sont reconnus dans certains domaines spécifiques et auprès de publics cibles en phase avec l’agenda écologiste. La présidente de Groen, Meyrem Almaci, semble par ailleurs être parvenue à imposer sa personnalité dans l’espace politique flamand.

Groen tire sans doute aussi parti de son rapport actuel au pouvoir. Depuis 2014 et le changement de majorité en Région bruxelloise, les Verts flamands se trouvent dans l’opposition au niveau fédéral comme au sein des entités fédérées, ce qui semble jouer en leur faveur. Depuis vingt ans, la Flandre a vu se succéder une série de chevaliers blancs censés porter la voix du changement politique et relayer les frustrations des électeurs non entendus, qu’il s’agisse de Marc Verwilghen (Open VLD), de Steve Stevaert (SP.A), de Jean-Marie Dedecker (LDD), de Bart De Wever (N-VA) ou encore d’Yves Leterme (CD&V). Or, d’une part, la N-VA, le CD&V et l’Open VLD sont au pouvoir et, d’autre part, le SP.A tarde à se remettre de ses participations gouvernementales récentes et est membre de la coalition régionale bruxelloise. Groen peut dès lors apparaître comme le principal moteur de changement.

La bonne fortune de Groen a sans doute aussi une explication plus prosaïque. Quelle que soit la qualité de ses interventions ou de son travail parlementaire, la montée du parti écologiste est facilitée par la mauvaise forme politique de ses concurrents électoraux ainsi que par la segmentation du paysage politique flamand. Si la volatilité croissante de l’électorat ne bénéficie plus forcément à son homologue francophone, Écolo, dont la remontée relative dans les sondages est aujourd’hui concurrencée par celle du PTB et de Défi : elle semble bel et bien profiter à Groen du côté néerlandophone.

Le concurrent électoral le plus direct de Groen est le SP.A. Les transferts de voix entre les deux partis sont importants, tantôt à l’avantage de l’un, tantôt à l’avantage de l’autre. Or les socialistes flamands vivent depuis plusieurs années une crise profonde. Lors du scrutin fédéral de 2014, le SP.A a enregistré son plus mauvais résultat (dans les circonscriptions flamandes : 14,0 % à la Chambre et 13,9 % au Parlement flamand). Et à en croire les sondages, les socialistes flamands ne réussissent pas à redresser la tête. L’électorat populaire et ouvrier délaisse le parti depuis une trentaine d’années, et rien n’indique que le SP.A pourra le reconquérir à moyen terme. En dépit de quelques tentatives, les socialistes flamands ne sont pas davantage parvenus à attirer les électeurs progressistes issus du pilier chrétien déçus du positionnement du CD&V.

Les transferts de sympathisants et d’électeurs entre Groen, le CD&V et l’Open VLD sont également significatifs[8]. Or le CD&V et l’Open VLD connaissent aussi d’importantes difficultés ces dernières années, ainsi qu’en témoignent les résultats électoraux obtenus en 2014 (18,6 % des votes valablement émis pour la Chambre dans les circonscriptions flamandes pour les chrétiens-démocrates, 15,5 % pour les libéraux) puis les sondages électoraux qui se sont succédé depuis lors. La proximité historique et actuelle entre le parti écologiste flamand et le mouvement ouvrier chrétien laisse penser que Groen dispose probablement encore d’un certain potentiel de croissance dans l’électorat du CD&V voire, pour d’autres raisons, dans celui de l’Open VLD.

Jusqu’ici, le PTB ne paraît guère constituer un concurrent politique important de Groen, ce parti connaissant en Flandre une progression bien plus limitée que du côté francophone et attirant probablement un segment différent de l’électorat, plus populaire que Groen.

Enfin, la N-VA n’est pas à proprement parler un concurrent électoral de Groen (même si on ne peut exclure, au vu de certains sondages, que des électeurs envisagent de soutenir un parti puis l’autre[9]). Les deux partis s’opposent tant sur les dossiers socio-économiques que sur les enjeux sociétaux. La N-VA se profile comme un parti libéral-conservateur, désireux de mettre les questions d’identité à l’agenda politique des élections à venir. Groen est un parti qui accorde beaucoup d’importance à la solidarité dans le domaine économique et qui se présente comme un parti libéral  sur les enjeux d’identité. Que la N-VA soit parvenue à déplacer le débat public sur les questions d’identité et sur les dossiers régaliens permet à Groen de se présenter comme un rempart politique et culturel contre la N-VA.

 

Un agenda politique perméable aux propositions écologistes

La situation du paysage partisan flamand offre une marge de développement à Groen. Encore faut-il que les termes du débat public permettent au parti d’occuper l’espace politique et médiatique disponible. Or, bien qu’il soit souvent décrit comme étant plus à droite que l’espace public francophone, l’espace public néerlandophone voit néanmoins l’émergence de thèmes sociétaux plutôt favorables aux analyses et aux propositions de Groen.

Tout d’abord, les médias flamands accordent depuis quelques années une attention croissante aux dossiers environnementaux, et particulièrement aux enjeux climatiques et énergétiques. L’opinion publique flamande est historiquement parcourue par un courant anti-nucléaire. Au-delà de cette question, de plus en plus d’experts, de journalistes et de groupes d’intérêts demandent des mesures plus radicales en matière d’environnement, et ce courant dépasse les milieux associatifs proches de l’écologie politique. Le cas de la taxe kilométrique constitue un bon exemple à cet égard. Groen lui-même s’est longtemps abstenu de défendre publiquement l’idée d’une taxe kilométrique intelligente, estimant que la proposition ne bénéficiait pas d’une assise sociale suffisante. Aujourd’hui, la mesure est préconisée par le VOKA, la fédération patronale flamande, comme par le Bond Beter Leefmilieu, l’équivalent d’Inter-Environnement en Wallonie ou à Bruxelles.

Le débat public flamand a également vu l’émergence de thèmes socio-économiques plutôt favorables à un agenda progressiste, sans qu’ils soient pour autant univoquement associés à la tradition sociale-démocrate. Priorité programmatique de Groen, le thème de la lutte contre la pauvreté devient à la fois un objet de convergences associatives et un thème de débat public grâce à l’action du Netwerk tegen Armoede (Réseau contre la pauvreté) et de toute une série d’autres organisations. Durant les années 1990, craignant d’être assimilé à l’extrême gauche, Agalev ne plaidait plus que mezzo voce pour la levée du secret bancaire ou pour l’établissement d’un impôt sur la fortune. Si l’idéal d’égalité fiscale reste minoritaire à l’échelle de la société politique flamande, il fait aujourd’hui l’objet d’un consensus solide et d’une large visibilité à gauche et au centre de l’électorat flamand, et Groen a pu davantage affirmer ses positions en la matière. Enfin, Groen se profile également comme un parti politique soucieux du bien-être des gens. Dénonçant par exemple les listes d’attente dans le secteur des personnes handicapées et le caractère trop peu émancipateur de l’enseignement, il empiète ce faisant sur le terrain politique du CD&V.

Dans ce cadre, les dossiers qui ont trait à la diversité et à la coexistence culturelles (tels que ceux relatifs à la politique d’asile et d’immigration, au port de signes convictionnels, aux relations entre les religions et l’État...) font l’objet de divisions politiques profondes en Flandre, ainsi que d’un durcissement global de l’opinion publique. Or la position de Groen sur ces sujets apparaît à la fois plus claire et plus clivante que les positions du CD&V ou du SP.A. Même si celle-ci est significativement minoritaire dans la société politique flamande, elle contribue à rassembler le camp progressiste dans son opposition à la N-VA.

La société politique flamande a profondément évolué depuis deux décennies. Elle est devenue plus conservatrice sur les enjeux d’identité et de sécurité. Dans le même temps, les thèmes de la lutte contre la pauvreté, de la politique de mobilité, de la justice fiscale ou de la politique énergétique ont gagné en visibilité et en importance. Ces thèmes ne sont pas nouveaux en Flandre, mais ils dépassent aujourd’hui les lieux de débat progressistes. Et Groen semble désormais être le parti le plus crédible sur ces enjeux. Sur ces questions, deux récits politiques concurrentiels s’opposent en quelque sorte, dont la N-VA et Groen apparaissent comme les porte-paroles politiques[10]. Tous deux pourraient en profiter lors des élections de 2019.

 

Un style politique plutôt qu’une doctrine

Enfin, la montée en puissance de Groen fait écho aux transformations récentes de l’espace public et politique flamand. L’électorat flamand est plus volatil que l’électorat francophone. Les partis flamands représentant les trois piliers traditionnels de la société belge – à savoir le CD&V, l’Open VLD et le SP.A – n’ont pas recueilli 50 % des votes à l’élection du Parlement flamand en 2014. Qu’il s’agisse de M. Verwilghen (Open VLD), de S. Stevaert (SP.A), de J.-M. Dedecker, d’Y. Leterme (CD&V) ou de Maggie De Block (Open VLD), la vie politique flamande est rythmée depuis vingt ans par l’ascension puis le déclin d’une série de héros politiques populaires incarnant chacun à sa manière le « Flamand réel » capable de faire avancer les choses. Si ce rôle reste préempté par la N-VA à droite de l’échiquier politique, celui-ci est pour l’instant laissé vacant au centre-gauche. Groen parvient en partie à s’en emparer en adaptant le récit culturel progressiste aux codes et fonctionnements de ce que Bernard Manin appelle la « démocratie du public »[11].

Depuis 2008-2009, Groen a fait le choix de se présenter comme un parti d’offre politique. Les Verts flamands ne visent pas à représenter une couche démographique particulière de la société flamande. Le parti écologiste entend plutôt s’appuyer sur une vision générale censée à la fois éclairer l’action du parti et refléter les tendances importantes de la société. Cela transparaît, par exemple, dans cet extrait du Visietekst (Texte d’orientation) de Groen[12] :

« Nous ne pouvons pas accepter le message que tout va mal dans notre société. Nous voulons davantage de possibilités et de perspectives pour notre pays. Les problèmes nécessitent des réponses, pas la désignation de boucs-émissaires. Nous sommes un pays d’espoir avec une force de résilience énorme et plein d’énergie positive. Des milliers de gens l’illustrent bien chaque jour. Ils forment l’ADN de Groen car ils montrent bien qu’une alternative est possible. Ils travaillent pour une société plus sincère, plus saine et plus humaine. Ils ne montent pas sur les barricades, mais méritent d’être entendus. Groen veut une nouvelle politique qui parle des problèmes, mais sans faire de généralisations. Prenant distance de la peur et des clivages entre les gens, nous mettons en avant l’humanisme et la connectivité entre les gens. Engagez-vous et partagez cet espoir nouveau. »

À l’image du reste du texte, cet extrait vise moins à proposer un positionnement qu’une posture : Groen se présente comme un parti positif, constructif, donnant de l’espoir, tourné vers l’avenir. C’est un choix délibéré. Les écologistes flamands se sont profilés sur un grand nombre de sujets ces dernières années : la transition énergétique, le travail décent, la lutte contre les discriminations, la lutte contre la pauvreté et les inégalités, une fiscalité juste, le manque d’investissements des pouvoirs publics, l’importance du secteur non marchand, un enseignement émancipateur qui réduit les clivages sociaux, le renouveau démocratique ou encore la politique de mobilité. Le parti est parvenu à associer à ces sujets la construction d’une persona,à savoir une sorte de signature morale et narrative censée figurer Groen. Les écologistes ne construisent pas leur communication sur un rapport de confiance personnelle entre le citoyen et ses représentants, ni uniquement sur la construction d’un programme de propositions. Ils proposent avant tout un style, une manière de faire.

Un exemple illustre bien cela. Respect, c’est le nouveau punk ! Le titre du récent ouvrage de la présidente de Groen[13] reflète le type de marque politique que Groen entend imposer. L’associant à un courant musical de la contre-culture des années 1970, la présidente de Groen présente le respect comme étant à contre-courant du tournant conservateur qui touche l’Europe occidentale[14]. Copiant les figures imposées du genre, l’ouvrage aurait pu s’intituler Pour un Green New Deal ou Les temps changent : 12 propositions pour un monde plus juste. Mais M. Almaci entend plutôt associer son parti à un caractère moral. Groen se présente comme le parti du respect, qu’il s’agisse du respect politique ou du respect dans la vie sociale. Abordant un thème cher au personnalisme, M. Almaci s’avance sur le terrain du CD&V : lors d’un meeting tenu à Gand le 21 avril 2018, elle a tenu à présenter Groen comme le « parti qui rend heureux ». Les Verts flamands se présentent donc essentiellement à travers des marqueurs civiques et moraux, plutôt qu’à partir d’une identité programmatique ou d’une ligne idéologique assumée comme telle.

Ce nouveau type de positionnement est assorti de deux stratégies conscientes. La première consiste à construire autour du parti un imaginaire symbolique positif. Quel que soit le caractère hétérodoxe de certaines propositions formulées par le parti (propositions en matière de monnaies alternatives ou Anvers sans voitures, par exemple), Groen se présente comme un parti positif, optimiste, collaboratif. Mais, dans sa communication, le parti cherche à éviter tout moralisme ; le style de Groen ne vise pas à interpeller les citoyens dans leur comportement individuel ou à leur dire comment vivre. Ce parti insiste par ailleurs sur les valeurs de la coopération davantage que sur les vertus politiques du conflit. Groen met en scène sa collaboration avec les syndicats, avec les ONG ainsi qu’avec le monde de l’entreprise. De manière significative, le mot « coopération » revient sans cesse dans la communication de Groen : le parti répète que l’ampleur et la difficulté des défis sociaux et environnementaux à relever nécessitent de mobiliser des citoyens et des organisations diverses autour de solutions rassembleuses.

Deuxièmement, les écologistes flamands arriment cet imaginaire symbolique à des propositions concrètes, associées à des perspectives positives. L’émission de propositions politiques n’est plus le cœur de l’offre politique de Groen. La preuve doit venir par le geste. Une telle stratégie peut avoir pour inconvénient de passer aux yeux de certains électeurs pour un manque de consistance idéologique. En même temps, en se présentant comme un parti optimiste et positif, le parti écologiste flamand tranche avec l’image anxiogène parfois charriée par les programmes écologistes.

À cet égard, la participation de Groen à la majorité communale de Gand est un élément d’analyse intéressant. Au niveau communal, les Verts flamands disposent actuellement de deux bourgmestres et de 65 échevins dans 53 localités flamandes et bruxelloises. Toutes ces participations sont vues par Groen comme des opportunités de montrer que le programme écologiste est applicable et que ce parti est capable de gouverner. De ce point de vue, Groen peut se montrer assez prosaïque au niveau de ses alliances politiques, les écologistes n’hésitant pas à participer à des alliances municipales avec la N-VA quand cela leur apparaît nécessaire, notamment à Aartselaar, à Bonheiden, à Duffel, à Edegem, à Lint, à Malines, à Tielt, à Malines ou à Vilvorde, et dans quatre des neuf districts anversois. Toutefois, les médias flamands se concentrent surtout sur les politiques menées à Gand, qui est la deuxième ville flamande en nombre d’habitants. Avec 45,5 % des voix, le cartel SP.A-Groen a remporté la majorité des sièges à Gand lors des élections de 2012 (26 sièges sur 51), et s’est allié à l’Open VLD. Cette majorité, dans laquelle Groen compte 3 échevins, a obtenu une série de résultats visibles en matière de mobilité, d’enseignement, de protection de l’environnement et de politique de la jeunesse. Le plan de mobilité de l’échevin écologiste Filip Watteeuw a été vivement contesté dans la presse. Cependant, un an après son entrée en vigueur, il semble présenter plus d’avantages que d’inconvénients et recueillir l’approbation de la plus grande partie des habitants de la ville. À travers l’expérience gantoise, Groen ne se profile pas seulement comme un parti qui ose affronter des problèmes difficiles et prendre des décisions peu populaires mais nécessaires auprès d’une partie des électeurs. Le « modèle gantois », ainsi que les médias flamands le nomment parfois, est une sorte de miroir opposé au « modèle anversois »[15], qui sert aujourd’hui de patron conservateur en matière de gestion communale. Même si le bourgmestre de Gand, Daniël Termont, est socialiste, les divergences entre ces deux modèles contribuent à marquer les différences entre la N-VA et Groen, et à polariser le débat public autour de leurs projets politiques respectifs. Dans les faits, Groen peut se montrer opportuniste dans ses stratégies d’alliance au niveau local, mais la visibilité particulière du « modèle gantois » s’explique avant tout, outre par l’importance de la ville, par la mise en valeur de certaines réalisations.

Le développement d’un imaginaire politique aux accents assez proches de la formation néerlandaise GroenLinks s’appuie sur le constat que l’électeur entretient avec ses représentants une relation d’offre et de demande, davantage qu’une relation d’ordre sociologique ou partisan. La mise en valeur du « modèle gantois » combine ces deux aspects et fait le pari que l’espace politique flamand tourne progressivement le dos aux mécanismes d’identification et de représentation démocratiques caractérisant la Belgique politique du 20e siècle.

 

Conclusion

La bonne santé politique manifeste de Groen ne s’explique ni par le hasard ni par le seul talent politique de ses cadres. Elle est liée à la situation de faiblesse de ses concurrents électoraux les plus directs, à l’émergence de nouveaux thèmes dans l’opinion publique en Flandre, ainsi qu’à la capacité des écologistes de se saisir de ces thèmes et de prendre la mesure des transformations de fond de l’espace public flamand pour y répondre par un discours de type progressiste, renouvelant la communication politique classique de la gauche.

Apparemment favorable pour l’instant, cette situation peut s’avérer fragile. D’une part parce qu’un résultat bon (proche de 10 % des votes en Flandre), voire historique (au-delà de 11 %) ne garantirait nullement à Groen de retrouver le chemin du pouvoir. D’autre part parce que, par le passé, Groen comme Écolo ont payé cher leur participation gouvernementale. Que se passera-t-il si Groen participe au pouvoir en Flandre ou au niveau fédéral après les élections de 2019 ? Les Verts flamands survivront-ils alors aux élections de 2024 ? Le défi est d’autant plus difficile que Groen ne dispose pas d’une expertise importante en matière de participation gouvernementale : parmi les parlementaires et permanents actuels du parti écologiste, seuls quelques cadres ont vécu de près la participation au gouvernement Verhofstadt I (1999-2003, VLD/PS/Fédération PRL FDF MCC/SP/Écolo/Agalev) ou aux exécutifs flamands du début des années 2000, et aucun d’entre eux en tant que ministre ou ne fût-ce que comme parlementaire. À supposer qu’elle se confirme dans les urnes et qu’elle se traduise par une participation à des majorités gouvernementales, la bonne forme de Groen pourra-t-elle résister au temps et à l’exercice du pouvoir ?



[1] « Anders Gaan Leven », littéralement : « Vivre autrement ».

[2] Littéralement : « Vert ! ». Le point d’exclamation sera abandonné le 11 janvier 2012.

[3] Le SP.A et Groen disposent respectivement de 18 et de 10 sièges au Parlement flamand, et de 13 et de 6 sièges à la Chambre.

[4] Le 23 juillet 2015, De Standaard titre ainsi : « L’opposition des rouges fait moins impression que celle des verts». La suite de l’article est encore plus sévère pour les socialistes : « Après un an, c’est clair comme de l’eau de roche: le SP.A est la mauvaise opposition, et Groen la bonne

[5] Le Soir, 9 juin 2018.

[6] Gazet Van Antwerpen, 29 septembre 2017. Un sondage réalisé par IVox pour Het Laatste Nieuws et VTM, publié le 20 avril 2018, attribuait quant à lui 16 % des suffrages à Groen pour les élections communales à Anvers. Survenu lors de la récente affaire Aron Berger, et attribuant à peine 2 % des voix au CD&V, ce sondage mérite d’être interprété avec une prudence toute particulière.

[7] S. Willocq, C. Kelbel, « Un électeur, plusieurs partis ? Affinités partisanes multiples et vote fractionné », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2324-2325, 2016, p. 5.

[8] Selon un sondage réalisé par IPSOS en septembre 2017, publié dans Het Laatste Nieuws le 8 septembre 2017.

[9] Sondage réalisé par Kantar TNS en octobre 2017 pour la VRT, la RTBF, De Standaard et La Libre Belgique, publié le 17 octobre 2017.

[10] Cette position n’est pas neuve pour les Verts flamands puisque, au début des années 1990 déjà, leurs positions pouvaient être opposées, en miroir, à celles du Vlaams Blok. Cf. M. Swyngedouw, « L’essor d’Agalev et du Vlaams Blok », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1362, 1992.

[11] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.

[12] www.groen.be, traduction des auteurs.

[13] M. Almaci, Respect is de nieuwe punk,Gand, Borgerhoff, 2017.

[14] Comme on peut le lire sur le site web de Groen : « Avec le mot “punk” dans le titre, je veux bien montrer que le respect a aujourd’hui un caractère rebelle. Dans ces temps durs où la société est tellement polarisée, montrer du respect est devenu presque un acte de résistance. Je plaide dans mon livre pour du respect élémentaire et pour de l’empathie pour le récit de l’autre. C’est LA clé pour pouvoir avancer dans notre société ».

[15] Depuis 2012, la Métropole est dirigée par une coalition associant la N-VA, le CD&V et l’Open VLD, sous la conduite de Bart De Wever.